Numérique éducatif et Edtech, à quand la fin de l'acharnement ?

J'ai récemment fini de lire le livre Les enfants et les écrans, coordonné par les chercheuses Anne Cordier et Severine Erhel. Comme tous ceux de la collection Mythes et réalités, dirigée par André Tricot, je recommande. Le 8ᵉ chapitre s'intitule « Les dispositifs numériques éducatifs sont inefficaces pour apprendre » (précisons que chaque chapitre est titré sous forme d'idée reçue), et revient sur quelques résultats d'études et méta-études scientifiques sur les apports du numérique à l'école, comprendre le « numérique éducatif », les Edtech, ou encore le numérique « au service des apprentissages ». J'ai déjà évoqué le sujet ici plusieurs fois, en partageant les travaux de André Tricot, ou encore dans ma recension du livre de Justin Reich. Je suis assez fasciné par le fait que l'Éducation nationale continue, après tant d'année, l'acharnement que constitue le numérique éducatif. Le tout en maltraitant ses enseignant⋅e⋅s et en perfusant financièrement la Edtech, qui d'un point de vue économique, n'a jamais disposé d'un « marché » dans l'enseignement scolaire (dans le sens où il n'y a presque pas de demande[efn_note]À ce sujet, vous pouvez lire mon article Edtech : l’enseignement scolaire a-t-il besoin d’un champion ? (feat Nicolas Turcat)[/efn_note]).
D'abord, toutes les études (à commencer par celles citées plus haut, ou encore celle du CNESCO[efn_note]Numérique et apprentissage scolaire, CNESCO, 2020[/efn_note] et celle plus récente de l'UNESCO[efn_note]Rapport mondial de suivi sur l'éducation, UNESCO, 2023[/efn_note]) montrent que les impacts du numérique éducatif sont au mieux extrêmement modestes, souvent neutres, parfois même négatifs. Si les résultats étaient époustouflants, que ce soit pour l'apprentissage, pour le bien-être des élèves et des enseignant⋅e⋅s, ou pour la réduction des inégalités scolaires, on pourrait se convaincre qu'il y a là un intérêt méritant des investissements et efforts accrus (accompagnement du changement, formation, équipements, etc.). Mais ce n'est pas le cas. Il faut même noter, ce que fait abondamment Justin Reich, que le numérique amplifie les inégalités sociales, économiques, linguistiques existantes, ce qui devrait nous préoccuper.
Ensuite, le numérique éducatif, tel qu'il est actuellement déployé de manière descendante et à coups de grands plans nationaux, constitue une incroyable complexité pour le monde enseignant. Il nécessite un effort de formation immense, que personne ne sait par quel bout prendre, tant les enseignants ont besoin d'être formés de manière générale, pour exercer un métier complexe et en perpétuelle évolution. Il nécessite une infrastructure (réseau, équipements adaptés, logiciels de gestion de flottes, ressources numériques éducatives, etc.) à lui seul pour fonctionner correctement, faisant interagir tout le mille-feuille français entre État, collectivités locales, agences publiques, partenaires de l'école, etc. Et le temps qu'un déploiement complet soit effectué, sur plusieurs années, toute l'infrastructure est largement obsolète et « le » numérique a déjà changé.
Enfin, le numérique éducatif est insoutenable du point de vue écologique et social. Alors que tout devrait contribuer à mutualiser, réduire nos équipements, le numérique éducatif se traduit inexorablement par le déversement de dizaines (centaines ?) de milliers de PC et tablettes, de plus en plus individuelles, dans les établissements scolaires. Sans parler de l'investissement certaines technologies numériques, comme l'IA, qui ont un impact environnemental et humain particulièrement lourd[efn_note]Artificial Intelligence Is Booming—So Is Its Carbon Footprint[/efn_note] (alors que là encore, toutes les études montrent des impacts très modestes[efn_note]À nouveau, je renvoie au livre de Justin Reich, et à toutes les études qu'il cite[/efn_note]).
Bref, devant cette immense complexité et cette insoutenabilité sur le plan environnemental, l'impact extrêmement modeste du numérique éducatif devrait rationnellement interroger les décideur⋅se⋅s politiques. Est-ce la meilleure manière d'utiliser l'argent public, l'intelligence et l'énergie de tout un écosystème éducatif, les ressources limitées de notre planète ? Honnêtement, je ne le pense pas[efn_note]À ce sujet, vous pouvez lire également ma synthèse de Ludovia #19 dont le thème était sobriété et éthique[/efn_note]. Je me demande alors qui aura le courage de « tout arrêter », pour se donner enfin le temps de reprendre les étapes dans le bon ordre :
- Concerter les enseignants pour décider collectivement d'une vision de long terme sur ce que l'Éducation nationale veut faire en matière d'éducation avec, par, et surtout, au numérique[efn_note]En ce qui me concerne, une éducation au numérique populaire, critique et émancipatrice est la priorité absolue, et force est de constater qu'elle est le parent pauvre des stratégies de numérique éducatif, focalisées sur l'éducation avec et par le numérique. À ce sujet, vous pouvez lire mon article Éduquer au numérique d’accord. Mais pas n’importe lequel et pas n’importe comment – Partie 2 : l’enseignement scolaire, mon dossier sur l'éducation au numérique, ou mes notes de lecture de L’éducation à la citoyenneté numérique : pour quelle(s) finalité(s) ?[/efn_note], en se fixant des limites liées aux contraintes économiques et environnementales. Sur ce point, il faut saluer le travail entamé avec la stratégie numérique pour l'éducation 2023-2027, tout en s'autorisant à le critiquer et à l'amender.
- En adéquation avec cette vision partagée et clairement communiquée aux enseignant⋅e⋅s, concevoir et lancer un IMMENSE plan de formation, avec le numérique comme culture transversale et non comme discipline. En parallèle, simplifier et rationaliser les infrastructures, sans s'interdire d'en dénumériser une partie.
- Au plus près du terrain, concerter pour savoir qui a besoin de quoi (en termes d'infrastructure, d'équipement, de formation), pour appliquer une vision partagée.
En procédant ainsi, je suis convaincu qu'on économisera toutes nos ressources, car les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s et acculturé⋅e⋅s (au numérique) pourront créer et partager/mutualiser leurs propres ressources éducatives libres (certain⋅e⋅s le font déjà depuis longtemps, avec toute l'intelligence, l'inventivité, la lucidité et le bricolage qu'on leur connait !), réduisant les dépenses dans ce domaine. Ils et elles sauront concevoir des séquences avec ou sans numérique, avec des équipements limités et sobres. Celles et ceux qui demanderont des ressources ou de l'équipement spécifiques pourront le faire via des appels à projet ou des guichets ouverts (qui pourront mutualiser et prêter du matériel), avec le soutien réel de leur hiérachie, dans la logique de la vision de long terme. Ils et elles le feront avec de l'envie et un vrai projet pédagogique, qu'on pourra ensuite évaluer pour le démocratiser et le faire essaimer par le bas, progressivement.
Photo de Lenstravelier sur Unsplash. Ce pigeon est un double clin d'œil au site Hack Education, une référence américaine de la critique des Edtech, et au mouvement des Pigeons, qu'on imagine se sentir chez eux dans la startup-nation.