Edtech : l’enseignement scolaire a-t-il besoin d’un champion ? (feat Nicolas Turcat)

Si je voulais être un peu provoquant, je dirais qu’il y a méprise. Il n’y aura probablement jamais de champion de l’Edtech dans le milieu de l’enseignement scolaire. Parce que c’est un secteur qui n’a pas de grands moyens (75% du budget de l’Éducation nationale est alloué aux salaires). Mais aussi, et peut-être surtout, parce que les enseignants n’ont pas besoin des Edtech pour accomplir leur mission, n’en déplaise à ces dernières.

Petit retour en arrière. Il y a un peu plus d’un an, j’ai écrit un article intitulé La Edtech, une analyse du terrain en réaction à beaucoup de choses qui se disaient sur le milieu scolaire et avec lesquelles j’étais en désaccord. Cette semaine, Le Monde a sorti un nouvel article, « EdTech » : la France en panne de champion, pour la rédaction duquel j’ai été interviewé, avec plusieurs autres acteurs du secteur.

Je profite donc de l’occasion et des échanges suscités par cette parution pour pour me plonger à nouveau sur le sujet. Cela me permettra de proposer quelques éléments de réflexion sur l’enseignement scolaire. Et de pousser jusqu’au bout cette interrogation sur la nécessité ou pas d’avoir un champion de l’Edtech en France. Une réflexion croisée avec Nicolas Turcat (voir plus bas), que j’en profite pour remercier chaleureusement.

Quelles sont les Edtech qui travaillent dans le scolaire en France ?

Par travailler dans le scolaire, je veux dire les Edtech qui vendent leur solution aux établissements scolaires.

Il y a en France 870 900 enseignants en poste dans 50 500 écoles primaires (maternelles et élémentaires), 7 200 collèges et 4 200 lycées (source : statistiques de l’Éducation nationale).

On peut découper (très) grossièrement ce marché en quatre types d’acteurs :

  • Fabricants/revendeurs/intégrateurs de matériel : Sqool, Promethean, Microsoft, Google, Apple, Econocom, etc.
  • Fournisseurs d’ENT (environnements numériques de travail) : ODE, Kosmos, ITOP, etc.
  • Éditeurs de ressources : Universalis, Génération 5, Le Livre Scolaire (version numérique), Brainpop, Qwyk, Tralalere, Educlever, Educ’Arte, etc.
  • Éditeurs d’outils : Pronote, Klassroom, Wooclap, Madmagz, etc.

Si l’on en croit la liste d’entreprises référencée par l’Observatoire des Edtech de Cap Digital et la Caisse des dépôts (aujourd’hui Banque des Territoires), les Edtech en France se rangent en très grande majorité dans la catégorie des éditeurs de ressources ou d’outils.

Il faut rapidement distinguer deux groupes d’acteurs, en fonction de leur processus de vente et de leur type d’acheteur, notamment.

  • D’une part : les fabricants de matériel, les opérateurs réseau et les éditeurs d’ENT
  • D’autre part : les éditeurs d’outils et de ressources

Les fabricants de matériel, les opérateurs réseau et les éditeurs d’ENT

Ces acteurs sont sur un marché mature, avec un besoin relativement établi, encore que très dépendant des volontés politiques. Dernier exemple en date, le plan numérique de François Hollande, qui a fait l’objet d’une assez vive critique de la Cour des comptes.

Les acheteurs sont le plus souvent les collectivités territoriales qui ont la compétence de l’achat de matériel et de la mise en place d’ENT. C’est le cas du moins pour les collèges-lycées, et c’est plus compliqué pour les écoles primaires.

À ce sujet, on peut noter que la situation en France est toujours compliquée. Tous les territoires ne sont pas au même niveau de maturité et d’équipement, et ont désormais à leur disposition un outil de la Banque des Territoires, eCarto. Vous pouvez aussi lire mon article sur le sujet, Enquête de l’OCDE 2018 : l’école française est encore bloquée par des problèmes techniques en 2019.

Les éditeurs d’outils et de ressources

Au nom de la liberté pédagogique, ce sont les enseignants eux-mêmes, sur les fonds propres de leur établissement, qui sont censés acheter leurs ressources et outils.

Les collectivités réagissent différemment à la proposition de généraliser une ressource ou un outil à tous leurs établissements. Mais la majorité s’y refuse, estimant que cela ne fait pas partie de ses compétences. De véritables « concurrences » se dessinent parfois sur le sujet entre la collectivité et l’académie. D’autres collectivités ont également renoncé à des politiques jugées volontaristes, constatant de très faibles usages et donc un très mauvais retour sur investissement.

Je me souviens qu’il y a quelques années lesite.tv était souvent cité en exemple d’une ressource généralisée par les collectivités, mais dont les usages ne suivaient pas. Lesite.tv a depuis été réintégré à l’offre France TV Éducation et fait désormais partie de l’offre Eduthèque.

Certaines collectivités s’engagent tout de même énergiquement dans le champ des outils et des ressources. On peut citer les récents appels d’offres lancés sur des manuels numériques (contrairement aux départements, ce sont les régions qui financent les dépenses de manuels scolaires). Ou la plateforme francilienne d’apprentissage des langues.

Quand on lit les domaines de compétences sur le site du Ministère de l’Education, on constate que le fonctionnement pédagogique est à la charge des communes pour les écoles, et à la charge de l’état pour les collèges et lycées. Indépendamment de cette répartition des compétences qui laissent les ressources et les outils pédagogiques dans une zone relativement grise, le Ministère a tout de même décidé d’investir dans des banques de ressources, les fameuses BRNE (Banques de ressources numériques pour l’école), dans le cadre du plan numérique pour l’éducation de 2016.

Sketchnote décrivant les BRNE sur le site Eduscol

Et puisqu’on parle d’éditeurs d’outils, il faut forcément parler de Pronote, un outil de gestion de vie scolaire vendu directement aux établissements, qui concurrence les ENT, acquis par les collectivités et qui cartonne depuis 10 ans. Pronote serait utilisé dans 7 400 établissements, selon Index Éducation (la société derrière Pronote), et l’outil Emploi du Temps dans 9 000 établissements ! C’est donc un gros acteur pour le secteur : 17 millions de CA selon Societe.com. Lui aussi est très discret, mais il pose avec insistance la douloureuse question de l’utilité de faire des achats publics descendants (les ENT par exemple, quand ils sont achetés par les collectivités) vs des achats montants (en l’occurrence Pronote, acheté directement par les établissements).

Et les GAFAM alors ?

Image issue de la BD « La rentrée des GAFAM »

Il faut évoquer la question des GAFAM dans l’éducation. S’ils se positionnent principalement et en toute discrétion sur le matériel en France, ils sont engagés dans une concurrence acharnée aux USA. Non seulement autour du matériel mais aussi autour des services et des outils pédagogiques.

  • Google commercialise principalement ses ordinateurs portables 100% web, les chromebooks, et sa suite bureautique G Suite for Education (gratuit, version entreprise payante). Comme ses concurrents, il s’est lancé dans une démarche de production de ressources pédagogique pour les enseignants.
  • Apple vend du matériel : les iPad, Macbook, iMac, la suite iWork (gratuite pour les détenteurs de produits Apple).
  • Microsoft se concentre quant à lui sur ses ordinateurs hybrides, les Surface, et sur sa suite logicielle Office 365 Education. S’ils se sont un temps tenus éloignés des solutions pédagogiques, ils promeuvent aujourd’hui des ressources comme Minecraft Éducation.
  • Facebook et Amazon ne se sont pas encore positionnées clairement sur le secteur de l’éducation scolaire, même si Workplace de Facebook est utilisé par des établissements scolaires et du supérieur.

Les GAFAM : un usage assez faible en France ?

Côté équipements en matériel, si Apple et Microsoft se taillent de jolies parts de marché, les chromebooks de Google n’ont quant à eux pas vraiment décollé en France.

À ma connaissance, les ressources pédagogiques et les suites bureautiques des GAFAM toutes confondues sont peu utilisées en France. Elles font d’ailleurs parfois figure de doublon avec certaines fonctions des ENT, qui sont eux généralisés dans les établissements du second degré.

Il ne faut toutefois pas se tromper. Si la suite éducative de Google semble peu utilisée, les versions grand public de Google Search, Google Image, Youtube sont massivement utilisées. De la même manière, de nombreux usages se développent autour d’autres outils grand public comme Twitter (les fameuses Twictée), Facebook (entre enseignants, entre enseignants et parents, etc.).

Il existe donc une vraie question d’ordre politique autour de cette question, mais ce n’est pas l’objet de cet article.

Les géants Edtech dans le monde

Photo de Christine Roy sur Unsplash

Il existe en fait assez peu de géants des Edtech dans le monde qui se concentrent sur le K12. On peut citer quelques très gros éditeurs de ressources et d’outils, aux États-Unis et en Asie notamment, comme Renaissance, Curriculum Associate, et Byju’s. Bien sûr, la taille de ces pays n’a rien à voir avec celle de la France, et leur philosophie éducative non plus.

La présence des GAFAM dans l’éducation, très active, n’en fait pas des « géants de l’Edtech ». Le chiffre d’affaires que ce secteur leur génère est ridicule, comparativement à leurs marchés principaux (la publicité pour Google, la vente d’iPhone pour Apple). Leur logique est bien plus de biberonner de jeunes utilisateurs à leurs produits et services, et de collecter des quantités massives de données d’apprentissage.

Pour les deux questions qui suivent, Nicolas Turcat, responsable du service « éducation, inclusion & services au public» de la Banque des Territoires de la Caisse des dépôts m’a proposé de croiser nos regards. J’ai évidemment accepté, tant il est intéressant de profiter de son expérience et de sa position assez uniques dans l’écosystème éducatif. Merci à lui 🙂

Vous pouvez retrouver Nicolas sur Twitter et sur LinkedIn.

Quelle est la proposition de valeur des Edtech dans le scolaire ?

Ressource issue de l’excellente méthode Value proposition Design

Dans l’excellente méthode Value Proposition Design, une illustration rappelle une réalité peu reluisante du monde des startups. « We often end up making stuff nobody wants, despite our good ideas and good intentions ». Nous finissons souvent par créer des choses que personne ne veut, malgré nos bonnes idées et nos bonnes intentions.

Je suis toujours très étonné d’entendre ou de lire que le « marché de l’éducation n’est pas adapté aux Edtech ». Économiquement, je ne crois pas que ce soit à la demande de s’adapter à l’offre. C’est même plutôt l’inverse. Il y a eu pendant quelques décennies un marketing de l’offre, un marketing de masse pour une consommation de masse. Mais la tendance actuelle conduit très clairement à un marketing de la demande.

Beaucoup d’entrepreneurs créent leur startup en étant persuadés de répondre à une demande, parce qu’eux-mêmes l’ont identifiée comme telle. Cette mauvaise impression est souvent le résultat d’un travail insuffisant sur la proposition de valeur et sur les besoins de la cible. Et cette réalité n’est pas une particularité de l’Edtech.

En lien avec ce sujet, vous pouvez lire mon article La startup, de la mode au poncif.

La plupart des Edtech veulent révolutionner l’éducation, voire la « hacker ». Mais c’est oublier deux choses : la première, c’est que durant le temps scolaire, le jeune n’est pas encore entièrement autonome dans l’acquisition de ses connaissances et de ses compétences. On ne peut pas court-circuiter l’enseignant, le formateur comme on serait tenté de le faire dans la formation continue. La seconde, c’est que les enseignants sont des professionnels de l’éducation, des pédagogues. Ce ne sont pas des utilisateurs passifs, et beaucoup d’entre eux sont même des bricoleurs de contenus et de ressources. Il est intéressant d’observer que la plupart des Edtech proposent… précisément des ressources de contenu. Est-ce vraiment pour répondre à la demande ? Comment est mesurée cette demande ?

L’analyse de Nicolas Turcat

À la différence de beaucoup de « tech », faut-il rappeler que la Edtech agit sur le champ le plus politique qu’il soit : l’éducation de nos enfants et ce pour un effet mesurable à 30 ans. C’est un peu le principe du battement d’aile de papillon mais sur des durées très longues, nous n’avons aucune garantie qu’en introduisant massivement telle ou telle technologie aujourd’hui sur des enfants 6 ans, ils en ressortent 20 ans plus tard plus ou moins grandis.

Le temps long de l’éducation, les relations particulières établies entre les membres de la communauté éducative ou la prégnance physique des lieux font que l’éducation n’est pas un champ comme les autres et qu’il est compliqué de lui appliquer des principes marketing Classiques. S’il y a indubitablement des ressorts « digitaux » sur lesquels s’appuyer (ex. la logique de plateforme ? La technologie pour réduire des « pain points » des professionnels de l’éducation ? Les démarches itératives ou la logique de MVP ? etc.), le champ éducatif est particulier et requiert une attention spécifique, presque politique, notamment en matière d’impact et d’effets recherchés.

La plupart des besoins des enseignants sont « low tech »

Quand on se penche un petit peu sur les usages actuels des enseignants, force est de constater que ceux-ci sont très « low tech ». Pas d’IA ou de VR à l’horizon, ou alors à la marge. Bien sûr, le niveau de l’équipement joue, mais je ne pense pas que ce soit la seule raison.

Un autre aspect à prendre en compte, c’est le contexte d’usage de l’enseignement scolaire. L’enseignant donne cours à une trentaine d’élève, pendant un cours qui dure une heure à peine, et dans un environnement technique pas toujours favorable. Autant dire que cela ne facilite pas les usages trop gourmands, trop complexes, peu ergonomiques. Les outils qui marchent sont ceux qui ont intégré ces facteurs : des chargements optimisés, une ergonomie parfaite, une gestion de classe ultra-simple, etc.

Une des problématiques partagée unanimement par les enseignants est le manque de temps. Les enseignants passent beaucoup de temps à préparer les cours, à corriger les copies, bien sûr. Mais ils passent aussi beaucoup de temps sur des tâches « annexes ». L’évaluation des élèves, l’organisation de la classe, l’administratif, le lien avec les parents, l’organisation de sorties scolaires, etc. Voilà donc un exemple de vivier de valeur pour les Edtech ! Et quand on voit le succès de Pronote, on peut penser que le vivier est riche… Mais force est de constater que c’est un vivier assez « low tech ».

L’analyse de Nicolas Turcat

La question centrale des Edtech devrait plus souvent reposer sur l’appréhension de l’impact généré et de la dynamique créée au sein d’une école, d’un collège ou d’un lycée. Est-ce que le recours à la Edtech a permis de changer des choses et pour quels types de populations ? Est-ce que cela a permis aussi de changer les choses de manière durable ? Mais aussi, sur quelle dynamique s’appuie la technologique ? Est-ce collaboratif ? Est-ce proactif ? Est-ce vertueux ?

En réalité les questions relatives aux Edtech renvoient plus globalement au(x) numérique(s) souhaitable(s) : en tant qu’acteur public/privé, investisseur avisé d’intérêt général, nous cherchons un numérique à impact durable, plus inclusif, plus collaboratif, plus vertueux, plus englobant, qui chercher à résoudre des problèmes, mais surtout à embarquer et accompagner les principaux acteurs de l’éducation : les enseignants et les corps encadrants. En effet le sujet n’est pas de « disrupter » telle ou telle pratique. Certains usages des enseignants, des parents, des encadrants, des enfants s’en chargent naturellement.

La question des Edtech est aussi compliquée et il ne faut pas faire comme si tout pouvait être mesuré ou si tout était facilement mesurable (a-t-on mesuré l’impact des manuels scolaires au début du 20e siècle ? Pas à ma connaissance). Un grand nombre de programmes scientifiques et technologiques ont pu se retrouver confrontés à de grandes difficultés à accéder aux classes, à la réalité de terrain, à constituer des cohortes suffisamment larges pour faire de l’A/B testing, ou encore à tenir sur la longueur pour bénéficier de résultats suffisamment robustes.

Il existe par ailleurs d’autres manières, complémentaires, de mesurer l’impact qui n’ont probablement pas été suffisamment traitées dans le domaine de l’éducation. Le monde de l’économie sociale et solidaire a probablement des choses à nous enseigner en la matière. La notion de « low tech » est aussi intéressante, car elle permet un début d’analyse sur des axes assez structurants (rappelée par le lowtechlab.org) :

– Est-ce utile ? Est-ce que cette Edtech répond à un besoin essentiel en matière d’éducation : en gros, est-ce que ça permet d’améliorer la réussite scolaire des enfants ? De tous les enfants ? Nous pourrions ajouter peut être aussi d’autres sous-critères comme la notion de développement territorial ? Est-ce utile pour le territoire ? Est-ce que ça répond à une problématique centrale du territoire (ex. ruralité et raréfaction des écoles et des personnels ?)
– Est-ce durable ? Est-ce que cette Edtech a une proposition de valeur capable de s’inscrire dans le temps long de l’éducation ? Est-ce la production, la distribution, l’usage des services ou des ressources ont été optimisés en termes d’impact positif ? Est-ce que cette Edtech propose un modèle « réparable » et appréhendable par toutes et tous ?
– Est-ce accessible ? Est-ce que cette Edtech propose des services ou des ressources à un cout et une complexité technique qui ne soient pas prohibitifs ou réservés pour certaines tranches de la population ? Est-ce que le caractère social de la edtech prévaut sur le modèle du projet (ou comment contourne-t-elle ce sujet ?) Sur quelle dynamique repose la communauté de ladite Edtech ?

Certains besoins en Edtech sont des besoins de niche

Les outils numériques permettent de faire des choses formidables. Par exemple, les diagnostics et la remédiation des enfants à handicap sont très encourageants. Certaines entreprises s’adossent à la recherche et produisent des résultats vraiment intéressants et utiles. Autre exemple : pour les enfants dyslexiques, lire des textes adaptés est une révolution qui a libéré la lecture. Mais ce sont des besoins de niche.

Par ailleurs, les technologies permettant l’apprentissage adaptatif sont intéressantes. Fondées sur les neurosciences, elles s’adaptent à la rapidité d’acquisition et de rétention de chaque élève et peuvent ainsi individualiser chaque apprentissage. Ces outils, pour le coup, peuvent devenir de vrais alliés des enseignants.

Mais attention, car toutes les difficultés en matière d’éducation n’appellent pas forcément de solutionnisme technologique. L’éducation (au sens très large) est à mon sens une aventure fondamentalement humaine qui ne trouvera pas son salut dans la seule technologie.

Faut-il espérer un champion de l’Edtech dans le scolaire ?

Photo de Pietro Rampazzo sur Unsplash

Le secteur de l’éducation scolaire présente plusieurs caractéristiques qui limitent très fortement la capacité d’un champion à émerger :

  • Les budgets sont très limités, et le marché de petite taille : 42 millions d’euros (selon l’étude Deloitte de 2019)
  • Les besoins en Edtech sont loin d’être des besoins prioritaires (s’il fallait en citer certains : des moyens en général, des classes moins grosses, du matériel qui marche, un réseau internet de qualité…)
  • Les usages scolaires passent par l’enseignant et dépendent de son temps, de ses sensibilités et de sa capacité à obtenir l’accord de sa hiérarchie. Comme évoqué plus haut, on ne « hackera » pas l’enseignant et ses contraintes.
  • Le temps de l’appropriation pédagogique est un temps long qu’il n’est pas possible de raccourcir. À ce sujet, lire l’article du Monde (version abonné) Numérique éducatif : le temps de l’appropriation chez les enseignants.

Toutes ces données compliquent l’émergence d’un champion de l’Edtech dans le scolaire en France. À titre personnel, je ne pense pas qu’il faille espérer un tel champion. Je ne le souhaite même pas.

Le temps de l’enseignement scolaire est le temps pour les futures générations d’acquérir des savoirs fondamentaux, puis de former leur esprit critique pour devenir de futurs citoyens, capables de se mouvoir librement dans une société dont le rythme s’accélère. Ce n’est pas le temps du calcul économique classique ou du solutionnisme technologique.

S’il faut intégrer le numérique à l’école, c’est sous la forme d’un enseignement transdisciplinaire de la culture numérique. Les choses se mettent en place, doucement. Je crois fondamentalement, comme bien d’autres, que la révolution de l’éducation doit d’abord être pédagogique (forme scolaire, posture de l’enseignant, contenu des programmes), pas numérique. Si l’on fait un parallèle avec le monde des organisations, on commence d’ailleurs à parler de transformation culturelle et plus uniquement de transformation numérique ou digitale.

Les Edtech doivent comprendre que le monde de l’enseignement scolaire n’est pas un « marché » au sens classique. C’est un écosystème d’intérêt général : l’éducation représente le futur d’un pays. S’il y a des domaines sur lesquels la technologie proposée par les entreprises peut aider les enseignants, alors aidons-les. Mais arrêtons de penser que la technologie seule changera l’école. Et arrêtons de viser une hypercroissance (côté startups) ou une rentabilité économique (sur le plan capitalistique) qui ici n’aurait aucun sens.

À l’inverse, n’ayons pas peur de créer des entreprises à but social, des ESUS, des sociétés coopératives, des entreprises à but non lucratives ou à lucrativité limitée, des associations… La Edtech a su innover dans les modèles économiques pour s’adapter aux réalités de l’éducation, pourquoi ne pourrait-elle pas innover sur la forme juridique ? Soyons imaginatifs, réinventons des formes de partenariat avec l’écosystème public, associatif et privé. Travaillons en partenariat et en coopération plutôt que dans une concurrence systématique et agressive. Associons intelligement les professionnels de l’éducation et les acteurs politiques à nos démarches.

Avec un seul objectif : la meilleure éducation possible pour les prochaines génération.

L’analyse de Nicolas Turcat

Au-delà s’il est souhaitable d’avoir une, deux ou cent licornes Edtech en France, la réflexion peut également porter sur les formes de Edtech souhaitables ou à développer de manière complémentaire à ce qu’il peut exister aujourd’hui. Le modèle de l’hypercroissance s’essouffle clairement sur le domaine particulier de la Edtech scolaire (mais il s’essoufflera probablement rapidement sur le champ de la formation professionnelle dans les prochains mois) et ce pour les raisons que nous venons de voir.

Il est possible de discuter des heures durant les moyens d’accéder « au marché » ou tout du moins « fluidifier l’accès » au marché, néanmoins je pense que le sujet de la forme des Edtech est fondamentalement problématique et opposable au secteur de l’éducation, car la proposition de l’hypercroissance ne convient simplement pas à ce secteur et à ces acteurs. À moins d’accepter de créer des biais sociétaux importants, un numérique éducatif souhaitable pourrait, peut-être, porter d’autres caractéristiques comme :

– Se recentrer sur les impacts sociaux et territoriaux (et ce au service de la cité / politis / si je provoque un peu) ; comme nous venons de le voir plus haut avec la low tech, il convient probablement de porter son attention sur les entreprises à impact, les projets à impact sociaux et territoriaux qui permettent de mieux apprendre ces compétences nécessaires, souhaitables ou désirables, mieux comprendre la société dans lequel nous nous insérons, mieux entreprendre dans le monde que nous voulons. À ce titre, la mesure de l’impact social et territorial (ou d’analyse extra-financière) doit absolument être repensé et probablement s’inspirer de l’ESS comme avec l’adaptation d’un outil de mesure comme MESIS (Mesure de l’Impact Social, utilisé par la BNP, le fond INCO ou encore les laureats de French Impact).

Faire évoluer leur proposition de valeur pour porter une vision culturelle du numérique et donc se porter sur le sujet des compétences numériques à l’heure d’aujourd’hui, et ce tout cela en effet en évitant le solutionnisme technologique simple, mais bien en enseignant probablement de manière beaucoup plus massive les humanités numériques ; nous avions commencé un embryon de dynamique avec la Petite École du Numérique, mais nous avons du mettre en pause faute de combattants ; le combat continue(ra).

– Embarquer nativement une dimension coopérative, car la notion de communauté est aujourd’hui centrale pour faire de ce numérique quelque chose de désirable, mais aussi de proximité et d’appréhendable par toutes et tous. Une démarche participative pour impliquer et mieux co-construire. Le format de société coopérative à intérêt collectif (remarquablement explicité ici) pour permettre de rallier localement autour du même projet à impact et surtout à intérêt collectif : les bénéficiaires, les utilisateurs finaux, les décideurs, les corps intermédiaires, les salariés de l’entreprise, etc. les SCIC permettent de traduire dans une réalité entrepreneuriale les notions de collaboration public-privé ou d’implication d’un ensemble de parties prenantes : bref, autant de choses qui manquent tant à nos chères Edtech.

– Proposer des organisations de Edtech plus adaptées à la réalité du secteur en recentrant les entités et les managements d’entreprises sous la forme d’ « impact unit » comme chez Simplon.co pour permettre de focaliser les ressources sur une ambition commune, sur un territoire particulier, oudes indicateurs de réussites partagés, mais également permettre une meilleure lisibilité des objectifs recherchés auprès des décideurs et des bénéficiaires.

Documenter, documenter et redocumenter les bonnes pratiques, les technologiques, les savoirs ouverts et probablement financer en bonus les technologies les plus durables et/ou les plus éthiques.

Enfin, il conviendrait de s’inscrire dans un cadre d’intervention rénovée en termes de politiques publiques : un cadre de politiques publiques où l’intelligence territoriale serait maitresse, complémentaires aux structures traditionnelles et outillées de manière importante afin de permettre l’émergence et le passage à l’échelle des projets qui réussissent.

Nous portons la conviction que ce sont des alliances d’acteurs qui pourront remettre de l’énergie, de l’intelligence et de la confiance au plus près des territoires : c’est-à-dire qu’il faut donner plus de moyens aux acteurs intermédiaires comme les DANE, les CARDIES, les directions et services éducation des collectivités, mais également les structures intermédiaires d’accompagnement mutualisées comme les SEM ou les syndicats mixtes de jouer leur vrai rôle d’appui et d’accompagnement, ou encore les acteurs associatifs et d’ordre privé qui impulsent une dynamique vitale aux territoires. Il faut redonner les moyens d’accompagner les acteurs de terrain et quelques soient les chapelles. La solitude des projets, des hommes et des femmes d’innovation sur le terrain est frappante, souvent rageante, et parfois désespérante en matière d’intérêt général.

L’objectif pourrait être de structurer des projets d’innovation pédagogique à impact social et territorial en mobilisant des outils numériques, mais pas que (quid par exemple du rôle de l’éducation populaire sur le périscolaire). L’idée ne serait pas de re-repartir les moyens entres collectivités, académies et établissements, mais bien d’outiller des acteurs d’accompagnement pour passer à l’échelle des projets à impact favorisant la réussite scolaire ce toutes et tous.

Un peu à l’image de ce que la Mission Société Numérique et la Banque des Territoires a pu faire pour les Hubs Territoriaux pour un numérique inclusifs (XX lINK), ce serait des alliances d’acteurs (académie, laboratoires de recherche, acteur d’éducation populaire, association, entreprises à impact, Edtech, communautés d’enseignements, etc.) à l’échelle de territoire qui œuvre pour mener un projet numérique inclusif et donc leur donner les moyens :

1) d’identifier les capacités sur lesquelles se reposer et capitaliser ;
2) de financer leur projet (en termes de ressources financières, mais surtout en termes de temps), la possibilité de mutualiser des moyens (et du temps) en partageant des communs et capitaliser pour les autres territoires (des réseaux d’innovation à l’échelle des établissements) ;
3) de contribuer à l’évaluation de l’impact, et ce en 4) lien avec des labos de recherche pour faire ces fameuses études longitudinales en mode A/B testing.

Merci encore à Nicolas Turcat pour son partage. Et comme ce sujet est une réflexion collective, n’hésitez pas à vous exprimer dans les commentaires pour marquer votre accord ou désaccord, vos propres avis et analyses, vos convictions…

Pour aller plus loin sur le sujet

Les Edtech en France

Les Edtech dans le monde

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