À contretemps, mes deux centimes sur « les enfants et les écrans »

Je reproduis ici (à contretemps de l'actualité, ce qui n'est peut-être pas plus mal) un message que j'avais envoyé en avril dans un groupe de parents qui s'interrogeaient au sujet de la tribune de plusieurs sociétés savantes proposant l'interdiction des écrans avant 6 ans. Je me dis que ça peut être utile à d'autres, et puis au passage ça me permet de partager ce qui relève de mon opinion. Je précise que je n'ai presque pas réédité le message initial, qui doit donc être pris pour ce qu'il est : un contenu vulgarisé, accessible, pas un contenu expert.
Hello tout le monde :) La discussion illustre bien la complexité du sujet, qui est trop vite balayée par « les écrans sont dangereux interdisons-les ». Quelques points cruciaux :
Il y a une controverse entre chercheur·ses du domaine : d'un côté des « technorassuristes* » (Grégoire Borst, Anne Cordier, Severine Erhel, etc. ), de l'autre côté des « technopaniqués* » (Michel Desmurget ou Servane Mouton par exemple). À ne pas confondre avec les alertes de praticiennes et praticiens (psychologues, professionnel·les de l'enfance, etc.) qui voient des choses empiriquement sur le terrain mais sont biaisées (les psys reçoivent naturellement plus d'enfants « à troubles » par exemple, qui peuvent donner l'impression que troubles <=> écrans).
* je mets évidemment de gros guillemets ici, ces termes sont très simplificateurs.
Du côté de la recherche, travailler sur les impacts des écrans ou du numérique est difficile. Déjà pour des raisons éthiques (on peut pas prendre une cohorte de jeunes et leur dire : regardez tout le temps la télé), ensuite pour des raisons méthodologiques qui empêchent de distinguer corrélation (cet enfant a des problèmes ET il passe son temps sur Instagram) et causalité (cet enfant a des problèmes PARCE QU'il passe son temps sur Instagram - causalité qu'on pourrait retourner : cet enfant passe son temps sur Instagram PARCE QU'il a des problèmes).
Ce qui importe plus que le temps d'écran : c'est le contenu (approprié à l'âge de l'enfant - c'est là que le consensus dit : rien avant 3 ans. D'autres veulent monter plus haut) et le contexte (ça doit se faire avec des adultes, pour que l'enfant puisse avoir du feedback, discuter, etc.).
Le terme « écran » ne veut rien dire : il y a la TV d'une part, l'ordinateur sur Wikipedia ou Pronote, la tablette sur Youtube, le smartphone sur TikTok. Sans parler des autres objets connectés. Selon moi, le pire ce sont les tablettes et les smartphones. Rappelons que ce sont deux machines conçues pour nous divertir sans fin (et nous faire consommer). Contrairement à l'ordinateur personnel (associé à l'essor d'Internet) dont l'histoire sociotechnique est toute autre : elle visait l'émancipation individuelle, la créativité, la productivité, la collaboration, etc. Autre différence très importante : la télé était au centre du salon, au milieu du cercle familial. Les smartphone, tablettes se "consomment" plus individuellement, avec moins d'accompagnement ou de présence parentale.
Ce qui compte pour l'enfant, précisément, c'est d'être accompagné par des adultes (ses parents notamment), et d'avoir des activités variées pour qu'il se développe. Donc le gros problème de ces écrans, c'est pas tant en temps que tel mais parce qu'ils prennent trop de temps à d'autres activités (jouer à d'autres jeux, aller dehors, faire des activités manuelles, etc.). C'est évidemment très inégal selon les milieux sociaux. Dans les milieux précaires, les écrans sont une double peine effectivement. Dans les milieux aisés comme les nôtres, les enfants ont des choix variés d'activités, des parents très présents et informés, de la place dans les appartements ou les maisons.
Voilà quelques éléments qui me semblent importants de bien garder en tête. De mon côté, je comprends les inquiétudes liées aux écrans, je suis pour appliquer le principe de précaution, et je pense qu'il y a de quoi s'inquiéter, notamment vis-à-vis des plateformes addictives des géants du numérique. Mais, et c'est une distinction importante, pas que pour nos « jeunes », pour toute la société. Si ça vous intéresse de creuser, j'ai écrit un article sur le sujet : Éduquer au numérique dans la ligne de crête entre « paniques morales » et technorassurisme. Vous pouvez également lire cet autre court article, plus récent : Tech anti-sociale vs pro-sociale.
Et si vous cherchez des ressources sur le sujet, il commence à y en avoir beaucoup de très bien. Pour ma part, j'ai réalisé une série de 10 webinaires « Idées reçues sur le numérique » pour la Trousse à projets, et j'ai interrogé pour celà dix expert·es du sujet. En voici quelques autres :
- Celles de la CNIL
- Celles d'Internet sans Crainte
- Celles d'OPEN (Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique)
- Celles de l'UNAF
🖼️ Photo à la une de Jahanzeb Ahsan sur Unsplash. 📻 Sur l'air d'Écran total, de Feu! Chatterton.