Le Ministère de l’Éducation nationale et ses partenaires1 ont travaillé, et commencé à communiquer (discrètement et uniquement sur les réseaux sociaux semble-t-il) sur l’aboutissement d’une charte pour « l’éducation à la culture et à la citoyenneté numériques ». Pour le moment, pas trop de réactions, ce qui est logique compte tenu de la période estivale. Mais c’était sans compter l’article interrogatif (euphémisme) de Bruno Devauchelle, qui m’a permis de découvrir la charte elle-même.

Une charte qui m’intéresse et m’interroge
Je sais qu’il est toujours plus facile de critiquer le travail des autres, plutôt que de faire soi-même. Donc d’abord bravo et merci pour ce travail qui permet maintenant des réactions et des réflexions. Les quelques remarques qui suivront s’inscrivent donc ce sens, dans l’idée de contribuer à cette charte issue d’un travail collectif.
Globalement, je suis en phase avec les arguments de Bruno Devauchelle dans son article, cité ci-dessus. Je vous en conseille donc la lecture. Bruno interroge l’intention et l’utilité de la charte2, critique dans le choix du titre l’utilisation des termes « culture et citoyenneté numériques », revient sur le fond et la forme de plusieurs des 15 items.
Pour ma part, cette charte m’intéresse beaucoup, parce qu’elle vient à un moment où je suis avec d’autres3 en réflexion sur ce que peut être l’éducation au numérique tout au long de la vie, à l’école, dans les associations, les entreprises, les bibliothèques, les EPN, etc. Je suis intéressé parce que même si je souscris aux critiques de Bruno Devauchelle sur le titre, j’aime qu’on parle de culture(s) et de citoyenneté quand on parle de [technologies, logiciels, pratiques, usages, choix] numériques. Enfin, on dépasse dans le vocabulaire les notions d’outils, de compétences d’usages, de programmation, etc. Et c’est une bonne chose que ce soit formalisé quelque part, je voudrais vraiment commencer par le dire.
Lire en ce sens mon article Éduquer au numérique d’accord. Mais pas n’importe lequel et pas n’importe comment – Partie 2 : l’enseignement scolaire
Maintenant cette charte m’interroge à plusieurs aspects.
Un peu trop d’incantations et de techno-optimisme
D’abord, je ne comprends pas tout à fait le caractère incantatoire et techno-optimiste général de ce document. Ce qu’a également relevé Bruno en citant les deux premières parties : « Le numérique est un espace d’émancipation et d’inclusion » et « Le numérique est un espace de droits ». Car non, le numérique n’est ni un espace d’émancipation, ni d’inclusion, ni de droit. Alors pourquoi l’écrire de cette manière ? Est-ce l’objectif que la société se donne, et qu’on transmet à l’école ? Pourquoi pas. Mais alors assumons de politiser (de façon non partisane bien sûr) le numérique à l’école, comme on sait le faire avec l’économie par exemple. Sinon, on continue de responsabiliser le « consommacteur », le citoyen, au détriment de la responsabilité collective et donc politique.
On pourrait reformuler cette première partie et l’intituler : « Faire du numérique un espace d’émancipation et d’inclusion ». Cela ferait d’ailleurs l’objet de beaux exposés et débats de classe. Je ne sais pas pour vous, mais je serais personnellement très curieux d’écouter les élèves sur cet immense enjeu !
Une vision trop techno-centrée de la citoyenneté
Ensuite, je suis gêné par le caractère techno-centrée, en l’occurrence numérico-centrée de cette charte. C’est le problème de limiter la citoyenneté à l’adjectif numérique, qui occulte le reste. Ainsi, pourquoi aurait-on besoin de culture numérique pour exercer « son statut de citoyen dans une société inclusive » (item 1) ? C’est plutôt de société numérique, numérisée, ou en voie de numérisation massive dont il faudrait parler. C’est parce que la société est de plus en plus numérisée (la cause), par le haut et sans véritable débat démocratique que les citoyens ont besoin de culture numérique (la conséquence). Pour pouvoir choisir leur destin collectif et personnel, au lieu de le subir passivement. La culture numérique ne renforce pas le citoyen. Elle lui permet de se réinvestir sur des sujets qui le touchent et qui l’ont trop longtemps évincé.
De la même manière, le numérique n’augmente absolument pas le pouvoir d’agir de chaque citoyen (item 2). Tout l’échec des civtech l’a montré4. Au mieux, le numérique augmente le pouvoir d’agir des citoyens déjà mobilisés, politisés, militants. Au pire, il renforce l’exclusion des autres. Autre exemple, si l’égalité femme-homme (mais aussi raciale, sociale, sexuelle), ou l’éducation à l’urgence environnementale sont deux sujets essentiels, ils ne peuvent se limiter à une lecture numérico-centrés. Cela reviendrait à accabler les technologies numériques (c’est commode mais insuffisant), plutôt que de remettre en question la société, les systèmes économiques, de consommation, de partage, etc.
Pour sortir de cette vision techno-centrée, il faut peut-être réinterroger le titre de la charte. Et parler d’une éducation citoyenne au numérique, plutôt qu’une éducation à la citoyenneté numérique.
Le numérique, un espace de droits et de vigilance ou de citoyenneté pleine et entière ?
En finissant de consulter la charte, je me suis rendu compte que je n’avais pas grand-chose à redire sur les deux dernières sous-parties, plus éloignées de mes sujets de travail5. Mais quelque chose me chiffonnait, et ça a fini par me sauter aux yeux. Ces deux dernières sous-parties, qui portent sur les droits et la vigilance, occupent plus de 2/3 de cette charte. Peut-être même 3/4 si on compte la description de chaque item. Et c’est là que quelque chose ne va pas.
L’éducation au numérique ne doit pas exclure les questions de droits, de risques, de vigilance, bien sûr que non. Mais la dimension citoyenne de l’éducation au numérique, c’est la participation à la vie publique et politique, l’organisation du débat contradictoire, la contribution aux communs, l’acquisition et la formation de son esprit critique. Et je ne la retrouve pas assez dans cette charte. Voici donc quelques propositions qui viendraient muscler cette première partie, que je renommerais pour l’occasion « Faire du numérique un véritable espace d’émancipation et d’inclusion ». Ce sont de premières idées, je les laisse libres à vos commentaires !
- L’École se veut être l’espace du collectif et du vivre-ensemble. Les technologies numériques sont étudiées au prisme de leur capacité à amplifier les inégalités, les exclusions. Les élèves peuvent resituer socialement les algorithmes et étudier les biais humains, véritables responsables de ces amplifications.
- L’école et la communauté éducative s’attachent à développer les pratiques émancipatrices de ses élèves. Elle vise la production, de contribution, la participation et la publication de chacun. (Cela peut aussi venir muscler l’item 3, actuellement très incantatoire et flou).
- Les technologies et pratiques numériques sont étudiées sous forme de controverses. Économiques, sociales, culturelles, politiques, elles permettent de favoriser les réflexions et la formation de l’esprit critique du jeune citoyen.
- Une éducation citoyenne au numérique inclut une étude et une réflexion critique du numérique, une (ré)interrogation des modèles dominants et alternatifs, un travail sur les imaginaires6.
Merci pour votre lecture, les commentaires sont à vous !
Notes de bas de page
- La DGESCO, le CLEMI, l’Arcom, Canopé sont entre autres cités
- Pour ma part, n’ayant aucune expérience de ces chartes, je n’émettrai aucun jugement sur cette question de l’utilité.
- Notamment au sein du collectif EDU2030
- Lire par exemple cet article La « civic tech » et « la démocratie numérique » pour « ouvrir » la démocratie ?
- si ce n’est le titre de la deuxième, un peu limite quand on sait que les entreprises du numérique ne payent toujours pas leurs impôts, ne modèrent toujours pas correctement leurs contenus, laissent toujours tourner des algorithmes qu’elles savent toxiques, jouent avec les régulations, cadenassent leurs utilisateurs, et se font heureusement condamner de temps en temps par la CNIL par ci, la commission européenne par là, etc.
- On pourrait imaginer en Français que des nouvelles ou essais prennent une tournure science-fiction sur l’avenir technologique et numérique de nos sociétés, permettant ensuite un débat en classe sur les modèles désirables ou non.