Ludovia 18 : le numérique éducatif est-il social ?

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Le numérique éducatif est-il social ? Voilà la question qui accompagnait la 18ème édition de Ludovia, sur laquelle j’ai eu la soudaine envie de réagir. En fait, elle résonne avec plusieurs de mes sujets de travaux et de réflexions.

D’abord, la question m’a immédiatement fait penser à la table ronde que j’avais animée pour Seine et Yvelines numérique : quel numérique pour quelle école ?

En effet, dans la question « le numérique éducatif est-il social ? », deux des trois principaux termes utilisés sont polysémiques : numérique et social. Tout comme dans la question, « quel numérique pour quelle école », où numérique et école sont également polysémiques.

Voici donc un peu pêle-mêle ce à quoi m’a fait penser ce thème. Je suis bien sûr preneur de vos retours et échanges.

Numérique, éducatif et social : une question de (bon) sens ?

Le numérique d’abord. En fait, le numérique, ça ne veut rien dire. Voilà. C’est comme le nucléaire. Ces deux mots ne veulent rien dire, et pourtant ils véhiculent énormément de sens différents. Pour le numérique, il peut s’agir de technologies, d’objets techniques, d’usages, d’économie, de logiciel, de relations humaines, etc. Aujourd’hui, on dit dans les sciences sociales que le numérique est un fait social total1. C’est ainsi qu’on prend en compte le fait que les technologies numériques ont aujourd’hui perfusé dans tous les pans de notre société. Je reste court, car j’en ai déjà parlé ici et .

Ensuite, l’adjectif social. Le Larousse en donne pas moins de 5 définitions : Qui se rapporte à une société : l’organisation sociale. Qui intéresse les rapports entre un individu et les autres membres de la collectivité : une relation sociale développée. Qui concerne les relations entre les membres de la société : les classes sociales. Qui concerne l’amélioration des conditions de vie et, en particulier, des conditions matérielles des membres de la société : les politiques sociales. Bref, être social, ça peut vouloir dire des choses très différentes.

On pourrait enfin commencer par se demander s’il existe réellement un numérique éducatif. Ou n’est-ce qu’une incantation, comme le répètent avec assiduité plusieurs acteurs de l’éducation2 ? Si l’on peut comprendre que certains matériels et logiciels soient développés exclusivement pour le monde éducatif (et encore), il semble toutefois exagéré de vouloir isoler le numérique éducatif (au sens des technologies numériques notamment) du reste du numérique.

Comment le numérique est-il devenu social ?

Ces questions de sens posées, quelques rappels sur l’histoire des technologies numériques peuvent maintenant servir à répondre à la question.

À partir des années 40, les technologies numériques naissantes s’incarnaient principalement dans les superordinateurs. Ces machines de calcul, puissantes pour l’époque, servaient des besoins principalement militaires, ensuite scientifiques. Elles n’étaient fondamentalement pas sociales, quel que soit le sens qu’on veut donner à ce mot. Les grandes machines qui suivirent ne l’étaient pas beaucoup plus : elles servaient les grandes organisations, et ne servaient aucune fonction sociale.

Je dirais en simplifiant que les technologies numériques sont devenues progressivement sociales au croisement de deux histoires entremêlées : la première, c’est celle d’internet, à partir des années 60. La deuxième, c’est celle de l’ordinateur personnel, voulu par les hippies de la contre-culture californienne dans les années 80. Le tout, dans un contexte de guerre froide, de libéralisation, de bureaucratisation, mais aussi d’émancipations (le mouvement hippie, mai 68, etc.).

Je résume à très grands traits, mais en gros, le numérique est devenu social parce que des communautés de hippies et de scientifiques l’ont voulu. L’occasion de rappeler que, comme nous le rappelle l’histoire des sciences et des techniques, une invention ne s’explique jamais uniquement par la technique mais par la société, la culture, le contexte politique de son époque. La société de l’époque, du moins une partie d’entre elle, voulait ardemment un numérique social. Mais il a fallu le web (1991), puis le web social ou web 2.0 (milieu des années 2000) et ses fameux réseaux sociaux, pour que l’immense majorité de l’humanité ne rejoigne ce mouvement… social. Et voilà que l’adjectif social fut mis à toutes les sauces. Pour le meilleur et pour le pire.

Le numérique social à l’épreuve des fractures multiples

Si les pouvoirs publics et les entreprises parlent avec beaucoup de régularité de la fracture numérique, les chercheurs et acteurs de terrain préfèrent parler de fractures multiples : sociales, linguistiques, économiques, scolaires. Et voilà que le numérique est pris la main dans le sac : non seulement il ne réduit pas ces fractures, comme on l’espérait, comme certains le clamaient. Pire : il les aggrave.

Alors, social le numérique ? Alors qu’on espérait que les technologies de communication numériques rapprocheraient les peuples, résorberaient les différences, aideraient à la compréhension de l’autre (c’est le pitch de Facebook), voilà qu’en fait, le numérique renforce l’homogénéité déjà bien réelle de nos relations sociales. Concrètement, je suis des gens qui m’intéressent, qui me ressemblent, et qui pensent comme moi. Ma sphère sociale numérique est donc le reflet de mon identité.

À l’école, les technologies numériques sont souvent présentées comme des solutions. Ici, on va résorber l’échec scolaire. Là, on va apporter de l’aide à des enfants présentant des troubles d’apprentissage. À quel moment ce numérique est-il social ? Est-ce qu’un enfant, qui pourrait demander de l’aide à un autre enfant, développe plus de lien social en étant aidé par une machine numérique ? Une fois encore, ne sommes-nous pas en plein solutionnisme technologique, en train de chercher des solutions à des problèmes sociaux au lieu d’en étudier les causes, et d’apporter des réponses humaines complexes ?

Le numérique n’est pas social, mais certaines technologies numériques peuvent l’être

Il existe des technologies numériques fondamentalement sociales, comme le réseau Internet, le web, la messagerie instantanée. Elles sont fondamentalement sociales parce qu’elles permettent le lien entre les gens, mais aussi parce qu’elles peuvent permettre à des mouvements sociaux de prendre corps.

Il existe aussi des technologies numériques qui sont moins sociales, plus individualistes, voire « behaviouriste ». C’est le cas des technologies d’apprentissage personnalisé, d’intelligence artificielle, et d’autres. Certaines technologies numériques accentuent les inégalités sociales. C’est le cas notamment de très nombreux algorithmes qui intègrent encore aujourd’hui des biais racistes, sexistes, et généralement discriminants. Ces algo sont partout : dans la banque pour son prêt, dans la justice pour sa remise de peine, dans l’éducation pour son admission à l’université.

En conclusion, le numérique en tant que tel, en tant que synecdoque, n’est pas social. Et s’il ne peut pas l’être, certaines technologies numériques le peuvent. Elle peuvent l’être, à partir du moment où elles ne cherchent pas à remplacer le lien social humain mais au contraire à le développer. Elles peuvent l’être, en étant conçu par et pour leurs utilisateurs et pas contre eux3. Elles peuvent l’être, enfin, en arrêtant d’essayer de résoudre des problèmes. Car pour résoudre des problèmes humains et sociaux, je pense qu’il faudra des humains et des politiques sociales.

Photo à la une de Egor Myznik sur Unsplash

Notes de bas de page

  1. Selon la définition qui en est faite par Marcel Mauss
  2. Je pense à Michel Guillou par exemple
  3. CF les techniques de captologie

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