J’ai eu le plaisir d’animer la table ronde « quel numérique pour quelle école » aux Assises du Numérique, organisées par le syndicat mixte Seine et Yvelines Numérique. Voici l’introduction que j’ai faite à cette occasion.
Bonjour à toutes et à tous, et merci d’être présents nombreux dans un contexte aussi particulier. Je suis très honoré d’introduire et animer cette table ronde, qui a pour intitulé « quel numérique pour quelle école ? »
Dans la période exceptionnelle que nous avons vécu, et que nous continuons de vivre, il peut sembler un peu superflu, redondant, tardif, voire même complètement décalé d’échanger sur la place à donner au numérique à l’école.
En effet, cela fait déjà de très nombreuses années que cette question mobilise avec passion des acteurs nombreux et divers. Mais l’expérience que nous vivons, en l’occurrence un enseignement bouleversé et parfois réalisé à distance, provoque de nouvelles interrogations, montre de nouvelles limites, et met en lumière de réelles avancées.
Cette expérience pourrait peut-être aussi nous permettre de ralentir, de prendre du recul, d’élargir notre angle de vue, de réfléchir tout simplement.
Quel numérique pour quelle école ? C’est l’intitulé de cette table ronde. Un titre court et percutant : seulement cinq mots.
Cinq mots, mais des mots trompeurs, car deux d’entre eux sont fortement polysémiques, c’est-à-dire qu’ils recouvrent de multiples significations : sociologiques, anthropologiques, politiques, économiques, technologiques.
Quel numérique pour quelle école ? Prenons d’abord le numérique
Est numérique ce qui est représenté en nombres.
À l’origine, on disait qu’un appareil était numérique parce qu’à l’inverse de l’appareil analogique, il transmettait de l’information sous forme de nombres, souvent des 0 et des 1. « Numérique » était alors un adjectif, utilisé principalement dans le vocabulaire technique, pour qualifier un ordinateur, un appareil photo, un CD-Rom, un baladeur MP3.
Et puis le numérique, parce que les technologies et les usages ont explosé et se sont diversifiés, a fini par qualifier de nouvelles choses, plus du tout techniques : l’économie, la culture, les réseaux sociaux, des pratiques créatives et artistiques, et finalement la société dans son ensemble !
Enfin, l’adjectif numérique est devenu substantif. On peut désormais tout à fait parler du numérique. Il est d’ailleurs fréquent d’invoquer le numérique comme responsable de tous nos maux, ou à l’inverse, comme solution à tous nos problèmes. C’est incroyable. Mais c’est aussi déroutant et incapacitant d’appauvrir autant notre vocabulaire et de recourir à un aussi grossier mot-valise.
Car le numérique, ce sont les femmes et les hommes qui le font, c’est un écosystème de technologies, d’équipements, d’outils, de ressources et de services, d’usages. Le sociologue Dominique Boullier parle d’un numérique pervasif, parce qu’il pénètre toutes nos activités, y compris les plus intimes. L’anthropologue Marcel Mauss aurait parlé quant à lui d’un fait social total, car le numérique peut être étendu à tous les domaines sociaux (juridique, politique, économique, matrimonial…).
Le numérique, ce sont alors des choix infinis en matière de stratégie d’équipement, de remplacement, de formation, de mise à disposition des ressources, d’intégration des usagers dans la réflexion initiale, etc.
Quel numérique pour quelle école ? Prenons maintenant l’école
L’école, c’est l’école maternelle, l’école élémentaire, celles qui sont de la responsabilité des communes. Mais c’est aussi l’école de la république, l’ensemble des établissements où l’en dispense un enseignement. Ce sont donc les collèges, les lycées, mais aussi les écoles d’art, les conservatoires, les universités, et j’en passe.
L’école, c’est à la fois un lieu physique, une idée, un projet politique, une utopie. L’école, c’est le savoir, le vivre ensemble, l’apprentissage de la citoyenneté. L’école, c’est désormais l’éducation tout au long de la vie, dans et hors les murs, partout et tout le temps.
L’école, ce sont les enseignants, les parents, les éducateurs, les formateurs, les médiateurs, tous les professionnels de l’éducation. Mais aussi les politiques, les élus, les administrations dans les collectivités. Tous ces acteurs font l’école, et le succès de l’école dépend de leur capacité à faire ensemble.
Alors, quel numérique pour quelle école ? Vous voyez que le titre de notre table ronde, pourtant court, prend une autre tournure.
Avant de laisser la parole à notre panel d’intervenants, je voudrais vous partager trois idées.
D’abord, critiquer les techniques pour les transformer
Comme Bernard Stiegler nous le rappelait encore récemment avant son décès prématuré, je crois que nous sommes à une époque où s’il ne faut pas rejeter en bloc les techniques, il faut pouvoir critiquer et surtout se donner les moyens de transformer ces techniques. Mais pour ça, il faut comprendre et s’intéresser à la technique. Et c’est encore plus vrai pour le numérique, qui est un ensemble de techniques et de technologies qui ont réussi presque entièrement à se rendre invisibles.
Alors je crois que l’école doit enseigner toujours plus à l’esprit critique, mais aussi à la culture numérique. Et je crois que nous devons tous ici pouvoir critiquer les techniques, et nous donner les moyens de les transformer si elles ne correspondent pas à notre projet de société. Aujourd’hui, on souffre d’un manque chronique de démocratie en matière de numérique.
Ensuite, résister aux injonctions et au solutionnisme technologique
Récemment, Jean-François Cerisier parlait des injonctions à l’usage du numérique. J’ai trouvé cet emploi des mots parlant. Aujourd’hui le numérique fait autorité. Y résister, ce serait abandonner toute idée d’innovation, toute volonté de progrès, presque un retour à la bougie.
Il est pourtant utile de rappeler que le numérique à l’école ne peut rien sans révolution pédagogique. Vous pouvez remplacer une tablette en ardoise par une tablette numérique, un cours magistral en présentiel par le même cours organisé en visioconférence, vous n’avez pas innové, vous n’avez rien révolutionné, vous avez simplement substitué.
Il faut donc sans doute que l’école (au sens large) se donne enfin les moyens de sa révolution pédagogique, avant que ne soient pleinement possibles tous les usages permis par les technologies numériques.
Par ailleurs, l’école, comme la plupart des domaines de notre société, n’échappe pas au piège du solutionnisme technologique. Le solutionnisme technologique, c’est la croyance, souvent impensée, que nous pourrons résoudre tous nos problèmes politiques, sociaux, économiques, écologiques, démocratiques, à l’aide de la technologie. Souvent, cette technologie, c’est le numérique. Or cette croyance conduit non seulement à bricoler des solutions qui répondent de manière imparfaite à des problèmes simplifiés, voire mal diagnostiqués. Mais elle conduit également à négliger les causes de ces mêmes problèmes. Pendant le confinement, on n’a parlé que de fracture numérique. Mais la fracture numérique est d’abord et avant tout un ensemble de fractures sociale, scolaire, linguistique, administrative. Tenter de résoudre un problème aux causes aussi profondes, par une seule solution numérique ne peut que conduire à des résultats imparfaits, autant du point de vue du traitement du problème que du traitement de ses causes.
Enfin, répondre à une triple logique pédagogique, écologique et économique
Je pense qu’une stratégie du numérique éducatif doit répondre aujourd’hui à une triple logique : pédagogique, écologique et économique. L’ordre compte.
Pédagogique, parce que si le numérique ne sert pas la pédagogie, ou s’il n’est pas lui-même un objet d’apprentissage, alors il n’est peut-être finalement qu’un gadget.
Écologique, parce que le numérique est tout sauf magique, tout sauf virtuel, tout sauf immatériel. La part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre pourrait atteindre 7% du total des émissions mondiales d’ici 2025, selon les experts. La demande en métaux rares et critiques, également indispensables aux technologies énergétiques, est elle aussi croissante, presque exponentielle. Il faut avoir ces éléments en tête pour penser un numérique écologiquement soutenable. Beaucoup plus durable, réparable, mutualisable.
Économique en dernier, parce que ce ne sont pas les considérations économiques qui doivent primer dans la stratégie d’un numérique éducatif, mais bien sûr celles-ci ont un poids qu’il ne faut pas ignorer.
C’est l’occasion aussi de rappeler que si on investit puissamment dans le numérique, mais qu’on le fait au détriment de l’humain, on est triplement perdant : sur le plan pédagogique, écologique et économique.
Alors, quel numérique pour quelle école ?
Quel numérique pour quels objectifs pédagogiques ? Quelles infrastructures, quelles modalités d’équipements : individuel, mutualisé ? Quelle maintenance, et par quels services ? Quelle stratégie de formation, quelle ingénierie pédagogique ? Quelle collaboration entre l’éducation nationale et les collectivités, et entre les collectivités elles-même ?
Quelle école pour quelles missions ? Quelles transformations envisager pour quels choix de société ? Quels liens créer ou recréer avec les parents, le quartier, la cité, et le monde ? Quel continuum éducatif peut-on construire avec les autres acteurs de la communauté éducative ?
Voilà notre immense sujet. Nous allons maintenant nous efforcer de vous proposer quelques pistes avec nos intervenants, qui composent une belle représentation de la communauté éducative :
- Isabelle Alary-Jean, Principale du collège Le Racinay
- Fabrice Gely, Délégué académique au numérique de l’académie de Versaille
- Cécile Dumoulin, Vice-Présidente en charge des collèges au département des Yvelines
- Hafida Saïm, Présidente de la PEEP de l’Académie de Versailles
- Mikaël Tane, Président sortant de la FCPE des Yvelines
- Virginie Lanlo, Première maire adjointe déléguée à l’éducation à la mairie de Meudon
- Pascal Cotentin, Sous-directeur de la transformation numérique au MEN