Cette tribune a été publiée initialement sur le site Le Monde (voir l’article). Avec leur autorisation, je la reproduis sur mon site. Elle poursuit la réflexion entamée dans un article précédent : Quelle place donner au numérique dans « l’école d’après » ? [Feat Le Mouton Numérique]
L’école n’a pas attendu d’être confinée pour s’interroger sur la place qu’elle devait donner aux technologies numériques. La période actuelle a toutefois fortement relancé les enchères et la petite musique selon laquelle les outils et ressources numériques étaient non seulement indispensables à l’école, mais pourraient la guérir de tous ses maux. Il faut résister à cette croyance d’un « solutionnisme numérique » et profiter des prochains états généraux du numérique pour l’éducation, qui seront organisés en novembre par le ministère de l’éducation nationale, pour (re)penser la place du numérique dans l’école.
Le numérique à l’école, pour quoi faire ?
Pourquoi intégrer les technologies numériques à l’école ? Il y a au moins trois raisons à cela. D’abord, parce qu’il faut que les prochaines générations sachent utiliser, créer ou programmer avec les outils numériques. Il s’agit ici d’un objectif d’employabilité, au service d’une industrie demandeuse en compétences techniques. Ensuite, parce que les technologies numériques peuvent permettre de « mieux enseigner ». Par exemple, une vidéo est susceptible de mieux capter l’attention qu’un discours descendant, un outil collaboratif peut faciliter la mise en place de projets pédagogiques, un logiciel d’apprentissage pourra parfois mieux s’adapter aux besoins spécifiques de chaque élève. Enfin, parce qu’il est indispensable que chaque citoyen reçoive une éducation au numérique, celui-ci ayant bouleversé le moindre aspect de nos vies quotidiennes. Il ne s’agit plus seulement d’en être des consommateurs ou des utilisateurs, mais de l’appréhender avec recul, d’en décoder les enjeux et d’en reprendre le contrôle.
Ces trois raisons sont pertinentes pour penser la place du numérique à l’école. Malheureusement, ce sont souvent d’autres réalités qui guident les choix politiques.
Il y a d’abord la pression économique des filières industrielles. C’était déjà le cas en 1985 avec le plan « Informatique pour tous » qui visait, entre autres, à soutenir l’industrie française en danger face à l’hégémonie d’IBM. C’est ainsi que l’on équipe massivement les écoles, par le haut, sans toujours suffisamment tenir compte des attentes et besoins réels du terrain, notamment en termes pédagogiques. Ensuite, il y a le fait qu’investir dans le numérique, c’est vendeur politiquement. En France, ce sont les collectivités qui équipent les établissements et chacune résiste plus ou moins à la tentation de séduire les élèves et leurs parents, en leur offrant des équipements et des solutions numériques. Enfin, il y a la croyance rassurante que le numérique va venir au secours de l’école, qui s’inscrit dans un phénomène plus largement répandu : le solutionnisme numérique.
Solution miracle
Petit frère du solutionnisme technologique, théorisé par l’intellectuel américain Evgeny Morozov, le solutionnisme numérique est la croyance que tous nos problèmes politiques, économiques, sociaux, écologiques, éducatifs peuvent être et seront résolus par la technologie, en l’occurrence numérique. Quels que soient les domaines d’application, cette croyance, souvent impensée, ne peut que conduire à de mauvaises décisions.
Lutter contre le décrochage scolaire, renouveler les pratiques pédagogiques des enseignants, donner plus de sens aux apprentissages, réduire les inégalités à l’école, mieux accompagner dans l’orientation, construire l’école de la confiance, etc. Ces dernières années, il n’est pas exagéré de dire que le numérique a été présenté comme une solution miracle à de bien nombreux problèmes de l’école. Or, le problème du solutionnisme technologique, c’est qu’il focalise notre attention sur les solutions souvent imprécises et inadaptées que l’on peut apporter à un problème (avec des enjeux économiques, politiques, voire idéologiques), au détriment du traitement des causes de ce même problème.
En l’occurrence, certaines difficultés structurelles de l’éducation nationale sont identifiées depuis longtemps par les enseignants et leurs syndicats, des rapports d’inspection ou des enquêtes du ministère. On y retrouve, par exemple, le besoin de formation des enseignants, le manque de valorisation de leur métier, le poids de la hiérarchie et des injonctions contradictoires, la ségrégation scolaire et la surcharge d’élèves dans certaines classes.
Se focaliser sur le solutionnisme numérique, c’est également passer à côté de toutes les grandes questions qui agitent l’école depuis des décennies, et qui se sont à nouveau posées pendant la période de « continuité pédagogique ». Quel est le rôle de l’école ? Quelle forme scolaire, quelles pédagogies pour assumer ce rôle ? Quel partenariat de coéducation peut-on former entre enseignants, parents, communauté éducative ?
Quel numérique pour quelle école ?
Le numérique constitue un paradigme dans lequel notre société est désormais plongée, et l’école doit former les futurs citoyens à le comprendre, le questionner, voire le remettre en question. Mais le numérique est aussi un ensemble de technologies, et nous savons que celles-ci ne sont pas neutres.
Il faut promouvoir un numérique sobre, soutenable écologiquement et économiquement. Alors que les rapports se succèdent pour montrer l’impact écologique du numérique, il paraît insensé de poursuivre une course folle à l’équipement sans une vraie remise en question de la maintenance et de l’obsolescence programmée des machines. Il convient d’interroger l’investissement public sur des technologies énergivores et dont l’efficacité pédagogique réelle reste à démontrer, comme c’est le cas de l’intelligence artificielle.
L’école a besoin d’un numérique qui met l’accent sur le collectif, la collaboration, le partage et l’ouverture. Pas sur une individualisation croissante des apprentissages, où chaque élève travaille et progresse seul. Entre l’utilisation en commun d’outils numériques autour d’un projet collectif, par exemple un journal scolaire, et la réalisation d’exercices en solitaire sur une tablette individuelle, les besoins ne sont pas les mêmes.
L’école a aussi besoin d’un numérique résolument éthique et transparent. En cela, les services de l’éducation nationale doivent être très clairs vis-à-vis des entreprises qui développent les outils et les services, sur les données qu’elles enregistrent, les algorithmes qu’elles font tourner. Les individus, et particulièrement les enfants, ne devraient jamais faire l’objet de prédictions algorithmiques ou de calculs via une intelligence artificielle, ou être dépossédés de leur parcours d’apprentissage. Ils perdent ainsi leur libre arbitre et ce qui fait leur complexité.
La période que nous vivons a réveillé beaucoup de questions dans le monde éducatif. Nous avons l’opportunité de lancer une réflexion sereine sur des enjeux complexes, sans laquelle nous prendrions le risque de nous laisser emporter dans une fuite en avant solutionniste. Dans une école confinée ou fonctionnant normalement, le numérique ne pourra jamais être autre chose qu’un environnement pédagogique à la disposition des enseignants et des élèves. L’envisager comme une « solution » sera toujours une erreur. Profitons des états généraux du numérique pour l’éducation pour défendre fermement cette conviction.
Cette tribune a été pensée avec Irénée Régnauld, de l’association Le Mouton numérique, et les enseignants Cécilia Pinto, Pierre Lignée et Romain Bourdel-Chapuzot.
Photo à la une de stem.T4L sur Unsplash
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