Je l’ai mentionné dans mon deuxième cours de culture numérique (en savoir plus) : la transformation digitale est sans doute l’un des plus gros buzzwords de notre décennie.
Je n’ai pas beaucoup d’expérience en la matière, alors je vais m’avancer prudemment sur ce sujet, et je vous invite à réagir dans les commentaires. Mais je voudrais tout de même tenter plusieurs parallèles entre la transformation digitale, et un domaine que je commence à bien connaître : la culture numérique. J’ai en effet la conviction que la culture numérique peut se mettre au service de la transformation digitale.
Note : j’emploie le terme « transformation digitale » car il est utilisé de manière écrasante par les professionnels par rapport au terme « transformation numérique » (voyez plutôt).
Quelques réalités sur le paradigme numérique
Il est peut-être intéressant de rappeler quelques réalités régulièrement répétées dans le milieu de l’enseignement et de la recherche. Elles le sont peut-être moins dans le monde de l’entreprise, et sont pourtant un préalable à toute culture numérique.

La “génération Y” n’existe pas
La « génération Y, Z, millenials », cette génération qui saurait tout et comprendrait tout aux outils numériques, n’existe pas. C’est un vieux fantasme qu’il faut déconstruire car il conduit d’une part à négliger l’éducation au monde numérique pour les plus jeunes, et d’autre part à stigmatiser ceux qui ne sentent pas à l’aise avec le numérique, par exemple les générations précédentes. Ceux qui sont ainsi stigmatisés sont précisément ceux qui sont mis en difficulté par les transformations digitales.
Les jeunes sont à l’aise avec le numérique, c’est un fait. Ils sont biberonnés très jeunes (parfois trop jeunes) au design des tablettes, des smartphones, des ordinateurs. Des designs conviviaux qui sont pensés pour eux, testés sur eux, constamment optimisés pour améliorer l’usage fait du produit ou du service : on parle d’UX design, ou design expérience utilisateur. C’est une démarche multidisciplinaire qui inclue big data, science cognitive et neuroscience, méthodologie de test, etc. Compte tenu de l’effort investi, c’est presque rassurant que ça porte ses fruits.
La communauté éducative a atteint un consensus quasi complet, ce qui est assez rare pour le souligner, sur le fait que si les jeunes sont à l’aise avec le numérique, ils n’ont pas automatiquement acquis une culture numérique. Par exemple, ils ne savent pas forcément comment fonctionnent leurs outils numériques (« c’est de la magie l’écran s’allume ! » ; « Internet c’est comme un nuage »). Ou alors qui sont derrière les services et applications qu’ils utilisent, quelles sont leurs intentions, quelles sont les conséquences ?
Sur le sujet de la génération Y :
- Pour en finir avec la génération Y… enquête sur une représentation managériale
- Les natifs numériques profitent-ils de la convergence ? Constats nuancés et pistes de réflexion pour les éducateurs
- Culture numérique et EMI : “Nous ne sommes pas des Digital Natives”
- Génération Y au travail : l’étude qui tord le cou aux clichés
Parler de numérique ne veut plus dire grand-chose

Quand on parle de numérique, on se confronte rapidement à un problème de définition. Pour en savoir plus, vous pouvez lire l’avant-propos de mon article sur la culture numérique. Ou bien cet excellent article de Michel Guillou, entre autres. Pour résumer, je cite mon article :
« Le terme numérique, particulièrement polysémique, est un objet de définition complexe. D’après le Larousse, est numérique ce “qui relève des nombres ; se fait avec des nombres ; est représenté par un nombre”, mais aussi “qui est évalué en nombre, ou se traduit en nombre”. On parle donc de calcul numérique, de table numérique, d’analyse numérique, ou bien de supériorité numérique. Cela tourne autour des nombres, pour le moment rien à voir avec l’idée générale qu’on en a : l’électricité qui le fait fonctionner, les écrans, les câbles ou l’ordinateur. Et bien sûr rien à voir avec le monde numérique que nous vivons. »
« […] On comprend bien que le numérique qualifie donc tous les systèmes et dispositifs qui représentent leurs données sous forme de nombres. Ce qui est le cas de la plupart de nos objets stockant et véhiculant l’information de nos jours ! Les appareils photo, les smartphones, les unités centrales, les écrans d’ordinateur, les télévisions modernes, mais aussi le réseau internet, les câbles, les routeurs, tous sont des outils et systèmes numériques. C’est pour ça que pour un expert, il est très difficile de parler “du numérique”, de dire “le numérique”. Quel numérique ? »
Donc voilà, parler de « numérique », de digital, et même de transformation digitale, c’est certes à la mode, mais c’est devenu sacrément fourre-tout.
Sur le sujet du numérique :
- Pour une définition du « numérique »
- Le numérique, comme paysage et culture, n’appartient en propre à personne, et surtout pas aux informaticiens
- Faut-il dire numérique ou digital ?
La fracture numérique est d’abord une fracture sociale et culturelle

Dominique Boullier, dans son ouvrage intitulé « Sociologie du numérique » (une deuxième édition vient de sortir), interroge l’expression « fracture numérique ». Si celle-ci a une portée indéniable dans les discours politiques qui l’ont fait naître, il en questionne la validité scientifique. En effet, pourquoi parler de fracture numérique, et occulter les asymétries de développement entre pays (ou au sein d’un même pays, avec l’exemple des zones blanches en France), les fractures générationnelles, scolaires, de classe, et même de genre ?
Il met ainsi en avant différentes études qui montrent que la fracture numérique est d’abord une fracture sociale et culturelle, accentuée par une fracture scolaire qui divise les usages du numérique en usages vulgaires et nobles. Quelques exemples de cette classification, de cette distinction au sens de Bourdieu :
Usages vulgaires, ordinaires | Usages nobles, savants | |
Pour se renseigner | Facebook, Twitter, Youtube | Sites de médias (Le Monde, le Figaro, etc.) |
Pour s’exprimer | Snapchat, Instagram, Facebook, Twitter | Sites internet, blogs |
Pour échanger | Snapchat, Whatsapp, Messenger, SMS | |
Pour s’occuper | YouTube, Instagram, jeux vidéos | Wikipedia, médias, sites scientifiques ou culturels |
On notera au passage que les usages dit vulgaires et ordinaires sont les usages les plus massivement développés, notamment auprès des jeunes générations.
Pour information, Dominique Boullier a également consacré une série de vidéos de vulgarisation sur la question de la fracture numérique. En voici le premier épisode.
Sur le sujet de la fracture numérique :
- Non, il ne faut pas combattre la «fracture numérique»
- Le mythe de la fracture numérique
- Pour en finir avec la fracture numérique
- L’esprit public : Dominique Cardon – quelles fractures numériques ?
- La fracture numérique : une faille sans fondement ?
- Internet, cette révolution qui n’en était pas une : les désillusions de l’activisme numérique
Culture numérique : un même sujet pour des publics différents
J’ai déjà eu l’occasion de réaliser des ateliers, de donner des cours ou d’intervenir sur le thème de la culture numérique devant trois publics bien différents :
- des enfants de 8 à 12 ans, dans le cadre des programmes Code-Decode et Internet Sans Crainte que j’accompagnais chez Tralalere
- des étudiants de 22 ans à l’ILERI (voir mes cours)
- des adultes de tous les âges (de 25 à 85 ans !)
Personnellement, j’ai acquis la conviction qu’on peut parler de culture numérique à tout le monde. Que ce soit pour initier des jeunes aux enjeux du monde numérique ou pour accompagner la transformation digitale d’une entreprise et de ses salariés, jeunes ou moins jeunes. Toute la question est de décliner son intervention en fonction de son public (âge, niveau initial, intérêt pour le sujet) et de son contexte (durée, matériel disponible).
L’exemple d’un atelier Code-Decode
Pendant le temps que j’ai passé chez Tralalere, j’ai eu l’occasion d’animer plusieurs ateliers avec la plateforme Code-Decode. L’objectif premier de cette ressource est d’initier les jeunes de 8 à 14 ans à la programmation et de comprendre le monde numérique. Comment ? Par exemple en leur permettant de créer leur propre jeu vidéo.

Nous avons notamment mis au point un scénario de 20 minutes, adapté à des temps d’intervention courts, sans manipulation de la part des jeunes. Voici ce scénario :
- Je lançais l’application Gamecode (voir capture plus haut), pour arriver sur l’interface de création du jeu.
- Je lançais “Jouer”, pour montrer aux enfants mon jeu. Lorsque je passais sur la pièce que vous pouvez voir sur la capture d’écran , il ne se passait rien.
- Je posais cette question aux enfants (de 8 à 14 ans je vous rappelle) : « Est-ce qu’il y a quelque chose de bizarre dans mon jeu ? ». Et tous étaient capables de me dire que normalement, la pièce aurait dû disparaitre, me donner de l’argent, etc.
- C’était donc le moment de leur expliquer que pour le moment, la pièce n’avait pas « programmée » pour faire quoi que ce soit. Et que par conséquent, elle ne faisait rien !

Un atelier de culture numérique… ou de culture générale incluant le numérique ?
En seulement 20 minutes, avec le bon format d’intervention, nous étions capables d’introduire beaucoup de concepts de culture numérique, par exemple :
- un jeu n’est pas magique, mais c’est un ensemble d’algorithmes, comme des recettes de cuisines que l’ordinateur va s’employer à suivre : le numérique n’est pas magique.
- les jeux sont créés par des humains, qui font plein de métiers différents (designer, développeur, chef de projets, etc.). Il faut que ces humains gagnent de l’argent. Alors comment est-ce que ça marche quand un jeu est gratuit ? Quel est le modèle économique de ces jeux ? Le numérique est une économie.
- les jeux véhiculent beaucoup de constructions sociales (pourquoi est-ce que c’est le coeur qui donne de la vie) mais également les biais de leurs auteurs (sexisme, racisme). La plupart des développeurs de jeux sont des hommes blancs. Le numérique pose des enjeux sociaux.
Ce genre d’intervention, j’en suis convaincu, s’adapte à l’infini selon les publics et les contextes. En partant d’un usage qui fait l’unanimité (nous jouons tous), on peut transmettre énormément et en peu de temps. Mais surtout, on fait réfléchir les publics, on fait appel à leur esprit critique, à leur curiosité. Et ce qu’on transmet, c’est tout simplement de la culture générale !
La transformation digitale ne devrait-elle pas être avant tout une transformation culturelle ?

Les innovations, les langages informatiques, les matériels naissent et disparaissent de plus en plus vite. Bien trop vite pour qu’on ait le temps de les comprendre et d’y former pour transformer. L’Éducation nationale commence à s’en rendre compte, après s’y être cassé les dents à de nombreuses reprises. Que ce soit dans ses politiques d’équipements (le temps de déployer une tablette à l’échelle nationale, elle est déjà obsolète) ou de formations (le temps de mettre en place une formation à une ressource, un outil ou un usage, il est déjà presque dépassé).
Voilà pourquoi je pense qu’il est vain de prendre la transformation digitale sous l’angle des technologies et de la technique. Je crois plus à une transformation culturelle qui inclurait le nouveau paradigme numérique. Cette transformation culturelle doit permettre d’apaiser les craintes, et à la place de faire émerger de la curiosité, de l’esprit critique, ainsi qu’une compréhension de fond du monde numérique (ce que j’appelle la culture numérique).
Mais cette transformation culturelle exige également des organisations qu’elles comprennent les changements sociaux des dernières décennies, qu’ils aient été déclenchés par le numérique ou non. Car au-delà de l’arrivée du numérique et du web, la société a également connu une hausse significative des niveaux d’éducation et de formation, la tertiarisation du travail, l’accroissement important de la taille des très grandes entreprises, etc. Le numérique n’est pas lui seul responsable de tous ces changements. Il n’agit souvent qu’en tant qu’amplificateur, pour reprendre l’expression de Dominique Boullier développée dans sa Sociologie du numérique.
Cette transformation culturelle doit donc également se traduire dans les cultures d’entreprise, et par exemple dans :
- de nouveaux modes d’organisation : des process plus horizontaux, plus responsabilisants, des prises de décision moins complexes, des prises d’action encouragées
- un désilotage des projets et des équipes.
- une augmentation du sens au travail
D’accord, pas d’accord, ou d’autres idées à développer ? N’hésitez pas à le faire dans les commentaires, ou à me contacter !
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Pour aller plus loin sur le sujet
- Dominique Boullier. Sociologie du numérique
- Aurélie Dudézert. La transformation digitale des entreprises
- Qu’est-ce que la transformation digitale ou numérique ?
Image à la une de Shahadat Shemul sur Unsplash