La Edtech : une analyse du terrain

Edit : J’ai publié le 5 novembre 2019 un nouvel article sur le sujet suivant, Edtech : l’enseignement scolaire a-t-il besoin d’un champion ? (feat Nicolas Turcat). N’hésitez pas à le lire pour compléter la lecture de celui-ci qui reste à mon sens tout à fait valable.

La Edtech fait parler d’elle en ce moment. C’est plutôt bien, car ça ne peut qu’encourager la réflexion sur des enjeux qui sont cruciaux pour notre avenir proche, et celui des jeunes générations.

Cependant, je suis mal à l’aise avec nombre des analyses qui sont apportées. Je voudrais donc apporter ma contribution à la réflexion en précisant lesquelles, ainsi que mon avis et ma propre analyse. Ce qui suit n’est donc qu’un apport personnel et n’a évidemment pas valeur de vérité absolue.

Trois articles m’ont principalement alimenté dans la rédaction. Il s’agit d’abord de l’article du Monde « La EdTech éducative se cherche en France », de l’intervention de Marie-Christine Levet au sommet des startups de Toulouse, rapportée par Challenges. Enfin, en dernière lecture et alors que j’avais déjà entamé cet article, l’article rédigé par Marie-Caroline Missir sur Educpro.

Edtech : de quoi parle-t-on ?

Je suis toujours gêné de parler de Edtech de but en blanc, car on y mélange des choses très (trop ?) différentes. Ainsi, lorsque l’article du Monde aborde sans distinction des entreprises comme OpenClassrooms, Marbotic, et Brainpop, je pense qu’il crée un premier niveau de confusion. Pour vous expliquer en quoi, je vous propose une petite présentation rapide de ces trois entreprises :

OpenClassrooms est un site de cours en ligne, avec un modèle économique Freemium : ses cours sont gratuits, mais l’accompagnement, la certification, et d’autres fonctionnalités avancées font partie d’offres d’abonnements premium. OpenClassrooms se positionne sur le marché de la formation continue, et fonctionne majoritairement en B2C (Business to consumer / il vend ses formules directement aux particuliers) et en B2B2C (Business to Business to Consumer / il vend ses formules à des entreprises qui en font bénéficier leurs salariés, ou alors des apprenants qu’ils souhaitent recruter par la suite).

Marbotic est une entreprise qui produit des apps éducatives liées à des lettres et chiffres connectés. Marbotic a un modèle économique de vente classique. Les applications tablette sont gratuites, mais nécessitent d’acheter les lettres ou chiffres qui vont avec. Marbotic se positionne sur le marché de l’éveil éducatif (2 à 8 ans) et fonctionne à la fois en B2C (elle vend directement aux parents pour leurs enfants) et en B2B (Business to business (établissements) / elle vend aux écoles pour les élèves).

L’application de Marbotic avec un « chiffre connecté »

Brainpop est un site éducatif qui propose des contenus éducatifs : films d’animations, quizz, exercices, etc. Brainpop a un modèle économique d’abonnement premium, même s’il met à disposition des enseignants des contenus gratuits. Brainpop se positionne sur le marché scolaire et fonctionne très majoritairement en B2C (elle vend ses abonnements à des écoles et collèges qui en font profiter leurs enseignants).

Récapitulatif

OpenclassroomsMarboticBrainpop
Freemium/ abonnement premiumVente de produits + applis gratuitesAbonnement premium
Marché de la formation continueMarché de l’éveil éducatifMarché scolaire
B2C et B2B2CB2C et B2BB2B

Ce que je veux montrer dans ce tableau, c’est que le secteur Edtech recouvre des entreprises qui ont des modèles économiques très différents, qui s’adressent à des utilisateurs finaux très différents, et qui enfin ont des clients très différents. Il faut donc faire très attention lorsqu’on parle du secteur Edtech car chacun de ses sous-secteurs présente ses particularités, ses points de bloquage, ses enjeux.

Cette première précision faite, si l’on considère les grosses levées qui ont été réalisées récemment, on observe rapidement que les entreprises concernées visent la formation supérieure (Appscho) ou continue (OpenClassrooms), voire ne font plus du marché éducatif leur priorité comme c’est le cas de Klaxoon). À ma connaissance, aucune levée de cette ampleur n’a été réalisée par une entreprise proposant une ressource ou un service au marché scolaire du K12. Et pourtant, les différents articles que j’ai lus ont souvent tendance à mettre en relation les importantes levées de fond réalisées d’un côté, et les particularités du monde scolaire de l’autre. Comme si les deux étaient liés de quelque façon que ce soit, ce qui ne me semble pas être le cas.

Rentrons maintenant dans le détail de ce “marché scolaire” dont on parle tant.

Le marché scolaire

Le marché scolaire est souvent appelé dans le milieu des entreprises le marché du K12 (prononcer Kay twelve). K12 est un terme emprunté aux anglo-saxons pour évoquer l’école du « kindergarten » au « 12th grade », soit l’équivalent en France de l’école primaire à la fin du lycée. C’est sur ce marché du K12 que je vais m’attarder, puisque c’est celui sur lequel j’ai travaillé pendant plus de 5 années, d’abord chez Madmagz, ensuite chez Tralalere.

Pour les enseignants et professionnels de l’éducation qui me lisent : je sais, parler de « marché » quand il s’agit d’éducation me fait toujours un peu tiquer moi aussi. Mais il faut être réaliste et se rendre compte qu’effectivement, il y a un marché de l’éducation, dans l’approvisionnement en fournitures les plus basiques, mais aussi dans les solutions plus sensibles puisqu’elles touchent au développement des élèves. C’est le cas des manuels scolaires, des ressources numériques éducatives notamment. Je ferme la parenthèse.

Trop centralisé, le système scolaire français ?

« En France, on meurt de notre système trop centralisé. Si une start-up se lance dans l’éducation, pour vendre dans les écoles primaires elle doit passer par la mairie, pour vendre dans les collèges, elle doit solliciter le département et pour les lycées, elle doit contacter la région! »

Marie-Christine Levet, au sommet des start-up de Toulouse

Je ne suis simplement pas d’accord avec cette analyse de Marie-Christine Levet, une analyse que partagent beaucoup d’entrepreneurs du monde éducatif. Si on peut regretter que certains aspects du système éducatif français soient effectivement très centralisés (la gestion des programmes, l’organisation des niveaux et des temps scolaires, la forme scolaire en général), ce n’est pas le cas du choix des ressources numériques éducatives.

On entend évidemment des sons de cloche différents ici et là, car l’écosystème éducatif est avant tout composé de personnes avec des tempéraments, des qualités, des défauts de natures différentes. Mais un constat m’est revenu assez constamment depuis que je travaille dans le milieu de l’éducation : les enseignants sont très libres. Plus libres parfois qu’ils ne s’en rendent eux-même compte. La liberté pédagogique, pour ne citer qu’elle, leur garantie de pouvoir choisir leurs méthodes pédagogiques, leurs démarches didactiques, le type de médiation. (Source :  SNUIPP).

Il existe un exemple assez prégnant de cette liberté pédagogique dans le monde scolaire : le choix des manuels. En France, pas de choix d’un manuel unique au niveau national, qui serait pourtant source d’économies énormes (économies d’échelles, pouvoir de négociation beaucoup plus important avec l’éditeur). Pas même de choix unique à l’échelle d’une académie, ou d’un département. Le choix se fait à l’échelle de l’établissement, par les enseignants (rassemblés par discipline au second degré).

Pour les ressources numériques éducatives, c’est pareil : ce sont les enseignants qui choisissent, et qui peuvent prélever sur le budget de leur établissement pour acheter telle ou telle ressource. Il est vrai que la culture de l’achat a du mal à s’installer, je l’évoquerai plus loin, mais je peux vous garantir que quand un enseignant aime votre ressource, et que cette ressource est abordable, il l’achète. En cela, les choses ont bien changé en quelques années.

Quel rôle pour les collectivités ?

Les collectivités jouent un rôle complexe et subtil dans l’acquisition de ressources numériques. Mais elles ne sont absolument pas un passage obligé. Au contraire, certaines collectivités déclarent très clairement qu’elles ne souhaitent pas s’immiscer dans le choix des ressources numériques, laissant aux établissements scolaires le soin de choisir et d’acheter sur leurs fonds propres les ressources numériques qui leur semblent pertinentes. On a vu plus centralisé comme raisonnement.

Certaines collectivités (la plus connue étant l’ancienne région PACA avec son catalogue Correlyce) ont au contraire décidé de pratiquer une politique plus volontariste d’achat groupé de ressources numériques, le plus souvent à la suite d’une expérimentation réussie dans un nombre d’établissement restreint. Les modalités de ces achats peuvent prendre des formes très diverses en fonction de la collectivité, du type de ressource proposé, des différents enjeux politiques.

Ce qui est sûr, c’est que si un établissement peut acheter une ressource en l’espace de quelques semaines, une collectivité ne le fera pas avant plusieurs mois (ou années). Qui a dit que l’éducation était une affaire de patience ?

Centralisme ou liberté pédagogique, il faut choisir

Je suis souvent étonné lorsque je lis qu’on reproche le centralisme du monde éducatif, alors que de nombreux acteurs réclament sans cesse de nouveaux investissements de l’état, de nouveaux appels à projets, des « expérimentations nationales », afin de sauver la filière Edtech française.

De même, face à la liberté pédagogique des enseignants, les entreprises sont face à un dilemme : comment communiquer efficacement vers 4 200 lycées, 7 100 collèges, et surtout 51 300 écoles maternelles et élémentaires (source : L’éducation nationale en chiffres) ? Surtout lorsque le prix d’abonnement d’une ressource pour l’établissement se chiffre en centaines d’euros par an ? Pour résoudre ce dilemme, nombreux sont ceux qui souhaitent que les académies ou les collectivités jouent un rôle plus important dans l’acquisition de ressources numériques. Ce qui reviendrait à une centralisation accrue, des délais plus longs, et porterait atteinte à la liberté pédagogique.

Conscient de ces réalités, d’autres acteurs dont je fais partie demandent au Ministère de l’Éducation de faire descendre des budgets numériques aux établissements scolaires, de simplifier les procédures d’achat, de communiquer sur les ressources qui sont compatibles avec l’éducation. Ce fut l’esprit du plan numérique pour l’éducation, qui prévoyait à la fois un équipement important pour les écoles et collèges sélectionnés, mais aussi un budget d’acquisitions de ressources (environ 30 euros par élève équipé).

(Tentative de) conclusion

Je ne pense pas que le problème de notre système éducatif soit qu’il soit exagérément centralisé. Il est en revanche anormalement complexe.

Il n’est pas normal qu’au 21ème siècle, il soit si compliqué pour un établissement scolaire de souscrire une ressource. Le simple fait qu’ils disposent tous de cartes bleues pour faire leurs achats serait un bouleversement positif et libérateur.

Il n’est pas non plus normal que le rôle des acteurs soit si différent d’une région à l’autre, d’un département à l’autre. Qu’ici un département mutualise fortement les achats de ressources de ses établissements, que là un autre ne souhaite absolument pas s’y engager. Cela vaut aussi pour les académies, les prescripteurs du réseau Canopé, etc. Cette disparité dans les rôles rend impossible la lecture de l’écosystème Edtech.

Cette complexité est une partie importante du problème, et sur ce point la balle est dans le camp du gouvernement. Je précise que chacun de ces sujets est évidemment compliqué, je le sais pour avoir participé à des réunions de travail sur certains d’entre eux. Ils ne se résolvent pas du jour au lendemain. 

Je suis également convaincu qu’une partie non négligeable des difficultés que rencontrent les entreprises dans le marché scolaire réside dans la profonde inadéquation entre l’offre et la demande. Si les enseignants n’achètent pas de ressources numériques, c’est souvent simplement parce qu’ils n’en éprouvent pas le besoin (offre qui ne répond pas à une demande). Qu’ils ne peuvent pas ou ne sentent pas capables de les utiliser (ressource trop gourmande, pas assez ergonomique, déficit de formation). Qu’ils ont à disposition énormément d’alternatives gratuites (ressource pas assez différenciée, pas de valeur ajoutée suffisante, concurrence importante). Qu’ils n’ont pas les budgets nécessaires (ressource trop chère).

J’insiste sur le fait que beaucoup de ressources ne répondent pas à la demande des enseignants. Sur ce point, la balle est dans le camp des acteurs Edtech. On ne peut pas reprocher la centralisation d’un côté, et de l’autre exiger du gouvernement qu’il « crée » un marché Edtech alors que la demande n’est pas là, ou alors qu’elle existe mais nécessite des ajustements (sur le prix, sur le service proposé, etc.)

Quand je vois certaines des startups qui se lancent, je me demande parfois à quelle demande elles peuvent bien répondre. Mais alors au delà de leurs levées de fonds plus ou moins importantes, à qui comptent-elles vendre ?

Vous pouvez lire à ce sujet mon article : La startup, de la mode au poncif

Enfin, je voudrais revenir sur un autre aspect qui m’a un peu gêné dans les analyses lues récemment. Il s’agit du fait que l’éducation puisse se faire « uberiser », si elle ne prend pas en compte les évolutions du numérique et les besoins des entreprises. Je ne pense pas que ce soit une possibilité pour le marché scolaire (et heureusement), pour au moins deux raisons :

  • Le marché scolaire reste un petit marché (estimé à 42 millions d’euros pour les ressources pédagogiques. Voir étude de la CDC). Je crois que comme certains autres secteurs, c’est un marché de passionnés. On peut en vivre, pas devenir millionnaire.
  • Quoiqu’on en dise, l’éducation scolaire passe par les enseignants et autres professionnels de l’éducation qui sont des acteurs essentiels de la transmission des connaissances et des compétences. Sans usages de leurs parts, et sans une demande de leur part, il n’y aura pas de marché. On ne peut pas court-circuiter ces acteurs comme on le ferait dans la formation supérieure ou continue (mais où les individus sont déjà plus autonomes dans leur capacité à acquérir de la connaissance).

Quant à la manière de s’adresser au monde de l’éducation, il existe des façons de faire qui marchent ! Et étant donné que les usages sont de plus en plus nombreux, que les équipements arrivent, que les infrastructures (fibre, wifi) suivent, que les formations se mettent en place, la demande en ressources et outils numériques éducatifs augmente. Alors comment adresser le monde de l’éducation, si complexe, si énorme (+800 000 profs, des milliers de collèges et de lycées, des dizaines de milliers d’écoles) ? Ce n’était pas l’objet de l’article, mais voici quelques pistes pour finir :

  • Convaincre avant tout les enseignants de l’intérêt d’une ressource, en passant par leurs nombreux prescripteurs et formateurs (animateurs Canopé, conseillers numériques, ERUN, DANE, etc.).
  • Être présent sur le terrain, beaucoup et partout : le monde éducatif ne se vit pas de Paris. Les chiffres qu’avaient sorti l’Observatoire des Edtech lors de son premier anniversaire étaient particulièrement évocateurs : 65% des entreprises Edtech sont en Ile de France. Pour ceux que ça intéresse, j’avais écrit un article à l’occasion de la soirée d’anniversaire de l’Observatoire.
  • Travailler avec les collectivités désireuses de s’investir sur le plan des ressources numériques éducatives.
  • Privilégier la mise en avant des usages générés par sa ressource ou son outil. C’est le plus formidable outil de communication. 
  • Côté offre, travailler un pricing accessible pour un établissement, et ne pas se limiter à une offre collectivité « sur mesure ». Un pricing transparent, clair, abordable et cohérent par rapport aux budgets des établissements.
  • Et effectivement, compte tenu de la lenteur du marché scolaire, travailler en simultané des marchés internationaux, ou une offre grand public/entreprise.

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Sources :

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